Texte de Jean-Louis Steinberg que nous avons rencontré au Memorial de la Shoah
le 10 février 2010. Il vient de quitter ce monde (janvier 2016). Voir photos sur Picasa 2010 La destruction d’une famille, 1940-1945 |
Le texte qui suit est un exposé très résumé de la façon dont ma famille française d’origine juive a vécu l’occupation allemande, a été arrêtée puis déportée : des quatre déportés, je suis rentré seul. Ce texte me sert de guide pour les exposés que je fais dans les lycées et collèges (61 classes en 1998-1999)Ces interventions dans les classes n’ont pas pour but de me faire plaindre : ceux qui sont à plaindre sont ceux qui sont morts : 97 % des déportés « juifs » de France. Je ne veux pas non plus me faire passer pour le héros qui est rentré : tous les survivants ont surtout eu de la chance. Mon but est d’illustrer par des faits vécus le cours d’histoire et aussi, et même surtout, d’armer les jeunes contre le fascisme et tous les racismes qu’ils soient anti-juif, anti-arabe ou contre les noirs etc. Ce que nous avons vécu montre à quoi ces idées peuvent mener. Je fais ce que je peux pour que ça ne recommence jamais.Mon exposé est illustré d’images tirées de « l’Album d’Auschwitz » (Le Seuil, éditeur) et de photos aériennes prise par l’US Air Force au dessus du camp de Auschwitz-Birkenau et des chambres à gaz. Ces photos sont en vente au Musée National de l’Holocauste à Washington D.C.
** Steinberg est un nom allemand, très probablement celui d’un village que j’ai traversé entre Ratisbonne et Prague. Comme les juifs étaient pourchassés de ci de là et n’étaient pas inscrits à l’état-civil tenu par l’église locale, ils changeaient facilement de nom et prenaient celui du village où ils vivaient. En France, il y a des gens issus de familles juives expulsées d’Espagne en 1492 qui s’appellent Avignon ou Monteux. Je ne sais donc rien des antécédents du grand-père. Mon grand-père a été chassé de son village par la misère et les pogromes : des voleurs qui haïssaient les juifs parcouraient les campagnes pour voler ce qu’ils pouvaient trouver dans les villages juifs qui étaient très pauvres mais réputés riches ; s’ils ne pouvaient obtenir ce qu’ils voulaient, ils tuaient les gens et brûlaient leurs maisons. Alter Steinberg est arrivé à Paris en 1884, à 20 ans et il est devenu ouvrier cordonnier rue Caulaincourt ; il a épousé une juive turque née à Jérusalem alors incluse dans l’Empire Ottoman. Ils se sont faits naturaliser et ils ont eu 9 enfants dont 3 garçons ont été tués à la guerre de 1914-1918. Les parents de ma mère s’appelaient Israël et Lévy. Ils étaient Français alsaciens et ils ont quitté l’Alsace quand elle a été annexée par les Allemands en 1870. Ils se sont installés à Reims qu’ils ont quitté pour Paris à l’arrivée des Allemands en 1914. Mes parents ont eu 3 enfants, Jean-Louis en 1922, Claude en 1925 et Michel en 1935. Je suis donc né dans une famille où certains de mes grands-parents ou de mes arrière grands-parents étaient de religion israélite. Mes parents étaient athées et je le suis aussi comme mon frère Michel, nos compagnes et nos enfants. Le processus, mis au point par les Allemands était le suivant : on marque les gens, on les dépouille de leurs moyens d’existence, on les arrête et on les déporte dans des centres spéciaux où on les tue industriellement. De 1940 à 1944, la législation anti-juive contient 165 textes de Vichy et 20 ordonnances allemandes. Il a d’abord fallu aux Juifs s’inscrire dans les commissariats et faire tamponner leurs cartes d’identité d’un grand J. Ensuite on les a privés de leurs moyens d’existence : toutes les entreprises, même les plus modestes échoppes, ont été placées sous administration « aryenne » c’est-à-dire non juive ; certaines professions ont été interdites par numerus clausus : pas plus de 3% de médecins, de dentistes ou de sages-femmes et plus du tout d’enseignants juifs. D’aillleurs tous les fonctionnaires déclarés juifs ont été mis à la retraite anticipée. Pas de Juifs dans les entreprises de spectacle et, de façon générale, pas de Juifs en contact avec le public, même comme vendeur. Des dizaines de milliers de familles ont ainsi été réduites à la mendicité. Beaucoup n’ont survécu que grâce à la solidarité entre familles « juives » ou à l’aide de familles françaises non juives. Et, ensuite, on leur a interdit de déménager : les nazis voulaient garder les Juifs sous la main ; et puis on leur a interdit d’aller au cinéma, au théâtre, d’utiliser les cabines téléphoniques. Et même certains squares ont été interdits aux enfants juifs. En 1942, les nazis ont imposé un couvre-feu de 20 heures à 6 h30 du matin et le port de l’étoile jaune marquée « Juif » ; je dois dire que nous ne l’avons jamais portée sauf pour des démarches administratives. Et, enfin, on a limité les heures où les mères de familles juives pouvaient faire leurs achats de nourritures non rationnées (quelques fruits et légumes) : de 3 à 4 heures de l’après-midi seulement, alors qu’il ne restait plus rien dans les boutiques qui étaient prises d’assaut dès 6 heures du matin! Il restait aux familles le choix entre deux « solutions » : des centaines d’entre elles se sont jetées dans les rivières ; les autres ont vécu dans l’illégalité avec la peur au ventre. Après avoir ainsi exclu les Juifs de la société, les nazis se sont mis en devoir de s’en débarrasser. Et les rafles ont commencé ; d’abord parmi les Juifs étrangers : 13000 dont 4000 enfants, arrêtés par la police française, parqués au Vélodrome d’Hiver puis déportés. Et bien d’autres rafles ont suivi presque toutes effectuées par la police française. On vivait avec la peur au ventre, la peur des arrestations et des contrôles d’identité dans le métro. Les rumeurs de rafles se gonflaient et se dégonflaient. Quelquefois notre famille se dispersait chez des amis non juifs qui ne nous ont jamais manqué alors qu’ils prenaient de très gros risques. Mais ces séjours ne pouvaient être que de très courte durée à cause du rationnement et des concierges souvent contrôlées par la police. Depuis l’âge de 15 ans, j’avais voulu faire de la recherche scientifique. En 1941 j’ai échoué aux concours d’entrée aux grandes écoles. Mais même reçu, les lois raciales m’auraient interdit d’y entrer, aussi optai-je pour une licence de sciences en Sorbonne. Je n’ai pu m’y inscrire qu’en prouvant que mon père était né en France, était ancien combattant et décoré. La même année, indigné par le sort qui nous était fait, j’étais prêt à entrer dans la résistance. J’ai été contacté par un communiste et j’ai adhéré au Parti Communiste pour résister à l’occupant. Alors, militant d’un Parti interdit, j’ai transporté et distribué des tracts appelant à la résistance ; j’en ai lancé dans les cinémas. J’ai aussi distribué des tracts en allemand, c’était le « travail allemand », dirigé vers les soldats allemands ; j’ai transporté quelques armes et recruté des jeunes dans les organisations légales comme les Auberges de la Jeunesse. Toutes ces activités étaient parfaitement illégales et je risquais ma peau tous les jours ; car être pris avec du « matériel » communiste était puni de mort. Je n’ai réalisé ce risque que bien plus tard. Nous étions formés en triangles et ne connaissions que quatre camarades. Eux seuls auraient pu, sous la torture de la Gestapo ou de la Police française, dire ce qu’ils savaient de mon activité. Ma famille ignorait évidemment tout et je ne ramenais jamais rien de compromettant à la maison. 1943 a marqué un tournant de la guerre : il y a eu la victoire de Stalingrad et l’invasion alliée de l’Italie. Et, enfin, le 6 juin 1944 le grand débarquement tant attendu. Nous avons tous pensé « c’est fini ». Mais la machine à broyer les hommes de Eichmann tournait toujours. 8 jours plus tard nous étions arrêtés chez nous. Comme on parlait souvent de « camps de travail à l’Est », nous avons préparé de gros bagages en prévision du froid. Un bus des transports publics nous a emmenés à Drancy. Sur la plate-forme il y avait des policiers français et un ou deux soldats allemands. À Drancy, les administratifs juifs qui nous enregistraient ont vu que le livret de famille portait les noms de 3 enfants. Ils n’en voyaient que deux devant eux : Michel était en vacances dans une ferme normande que j’avais trouvée par hasard. Ils nous ont alors gentiment proposé de « réunir la famille » comme ils disaient. Alors j’ai un peu brutalisé ma pauvre mère qui était hébétée et qui adorait ses enfants : elle m’a regardé stupéfaite et je lui ai dit : maman tu ne vas tout de même pas leur donner l’adressede Michel ! Elle ne l’a pas donnée et les bureaucrates n’ont pas insisté. Et c’est ainsi que le petit dernier a été sauvé. Un an plus tôt, avant le débarquement, les SS auraient obtenu cette adresse par la menace ou même par la torture. Le camp de Drancy était une porcherie innommable. À la fin du voyage, l’ouverture des portes a été un soulagement : on a vu le ciel bleu et on pouvait enfin respirer. Mais qu’est-ce que nous avons vu d’autre ? de hautes barrières de barbelés électrifiés et des hommes squelettiques en pyjamas rayés qui erraient comme dans une grande cage. C’était le camp de Auschwitz-Birkenau. Nous avons été chassés des wagons à coups de trique par des SS ; ils nous ont hurlé de laisser les bagages et les morts derrière nous ; puis mis en colonnes par 5, les hommes d’un côté et les femmes de l’autre. Nous n’avions ni mangé, ni bu, ni dormi pendant plus de 4 jours et nous étions hagards et comme dans un état second. Après des heures d’attente, un SS nous a fait avancer un par un et d’un geste nous a envoyés soit à gauche, soit à droite. C’était la sélection : la vie à gauche, la mort à droite. Mon père, Claude et moi avons été jugés bons pour le travail forcé. C’est là que nous avons vu ma mère pour la dernière fois. Il y a eu une sélection aussi chez les femmes mais le nom de ma mère ne figure sur aucun des registres d’entrée du camp pourtant très bien tenus ; mais on n’y inscrivait que ceux qui allaient au travail forcé. Elle a donc été gazée immédiatement. Elle n’avait que 47 ans. C’était une femme remarquable. Elle me manque encore souvent aujourd’hui. Les premiers déportés auxquels nous avons eu affaire ont été les coiffeurs qui nous ont rasés des pieds à la tête. Nous leur avons demandé où étaient les autres, ceux qui avaient été envoyés à droite. Alors, avec un demi-sourire, ils nous ont dit : « ils sont déjà passés par la cheminée ». Et nous ne l’avons pas cru. Pour des gens qui venaient d’un pays civilisé, il n’était pas croyable qu’en 2 ou 3 heures des centaines de gens aient été assassinés et leurs corps réduits en fumée. À la nuit tombée les SS nous ont lancés sur la route, leurs chiens à nos trousses, pour rejoindre un autre camp : Auschwitz III ou BUNA. Le lendemain, douche froide et puis tatouage. C’est ainsi que je porte le No A 16 878 sur mon avant-bras gauche. Ensuite nous avons été répartis en kommandos de travail et mon père, Claude et moi nous nous sommes perdus de vue. À partir de ce moment il nous a fallu apprendre à vivre dans un monde d’une brutalité incroyable où aucune de nos valeurs n’avait plus cours. Des tas de gens y avaient droit de vie et de mort sur nous qui n’étions plus que des numéros. Nous recevions des ordres dans une langue inconnue ; nous n’avions plus rien de personnel, ni nom, ni même une cuillère pour éviter de laper la soupe dans la gamelle comme un chien. Tout s’achetait avec des rations de pain. Il y avait des centaines de gardes SS, mais le camp était en fait dirigé par les « verts » qui portaient un triangle vert sur la poitrine à côté de leur numéro matricule. C’étaient des criminels allemands de droit commun, des assassins et des bandits condamnés à des années de camp. Ils étaient « kapos » de kommandos de travail et chefs de « blocks » d’habitation. Ils faisaient du zèle vis-à-vis des SS et sur notre dos pour rester des privilégiés : ils trafiquaient de tout ; ils volaient des dizaines de nos rations avec lesquelles ils entretenaient une clientèle de gens qui faisaient aussi du zèle sur notre dos. Ils trafiquaient aussi avec les SS des biens trouvés dans les bagages des déportés. Il y avait aussi dans le camps des « politiques » allemands au triangle rouge : des militants antinazis dont certains avaient 10 ans de camp derrière eux. Ils étaient restés des hommes. En bas de la hiérarchie, il y avait la lie de la terre : les Juifs considérés par les « chefs » comme moins que des rats ou des insectes nuisibles : à l’appel les SS demandaient au Kapo combien de déportés il y avait dans son kommando de travail : »wieviel stucken ? » ou « combien de pièces ? ». Nous couchions dans des blocks numérotés, de grands bâtiments de bois conçus pour être des écuries. Ils étaient très mal chauffés par un poêle à bois. Chaque block abritait plusieurs centaines d’hommes qui couchaient dans des châlits à 3 étages, de moins de 60 cm de large. Quelquefois, on devait partager son lit avec 1 ou 2 autres déportés dont beaucoup se laissaient aller, ne se lavaient pas et puaient. La journée commençait à 4 heures en été et à 5 heures en hiver. On avait une demi-heure pour faire le lit au carré (une paillasse et une couverture), se laver dehors avec de l’eau froide quand il y en avait (en hiver, en Pologne, il fait -20 et tout gèle), sans savon ni serviette, prendre le petit déjeuner : un bol d’ersatz de faux café et 200 à 250 grammes de pain à la sciure et au cumin, la ration de la journée. Les latrines étaient seulement abritées sous un toit et formées d’une longue planche percée de trous de 30 cm de diamètre, ou d’une planche étroite de 5 à 6 cm de large. Le tout surplombait une fosse puante. Ensuite, on allait à l’appel, rangés par 5, groupés en équipes ( kommandos) de travail. Le comptage était méticuleux ; pas un seul des 15 000 hommes ne devait manquer à l’appel. Les chefs de blocks comptaient et recomptaient ; les SS vérifiaient en recomptant. L’appel pouvait durer des heures, même en hiver. Et, tous les jours, des hommes tombaient, morts d’épuisement. L’appel terminé, les hommes se regroupaient par kommandos de travail qui s’ébranlaient, toujours en rangs par 5, vers la porte du camp en passant devant un orchestre de musiciens déportés qui jouait des marches entraînantes. À midi, le déjeuner comportait une gamelle de soupe amenée dans des marmites, de consistance, de goût et de valeur nutritive très variables ; quelquefois, de l’eau à peine teintée. Le soir, on rentrait, toujours en colonnes par 5, épuisés et portant les morts de la journée. Il y avait un autre appel qui durait encore des heures, quelquefois suivi par une séance de punition publique, devant tout le camp rassemblé sur la place d’appel. J’ai vu mourir des hommes sous les coups de fouet ; j’en ai vu pendre d’autres dont l’un cria « Vive Staline, vive l’Armée Rouge » avant que la trappe ne s’ouvre sous ses pieds et un autre a crié « je suis le dernier ». 20 secondes avant sa mort, il voulait donner du courage aux survivants. Mais, à Noël 1944, les nazis firent ériger sur la place d’appel un gigantesque sapin brillamment illuminé qu’ils éteignaient lors des alertes aériennes. La soupe du soir était « servie » à 7 heures. Tout le monde devait être couché à 8 heures, ce qui faisait des journées de 15 à 16 heures. Notre vêtement se composait d’un béret, d’une veste et d’un pantalon rayés, très légers. Interdit de les doubler de papier de sacs de ciment. Nous n’avions aucune autre possession personnelle que notre gamelle ; pas de mouchoir, ni de cuillère ou de couteau pour trancher son pain : on en achetait contre une part de nourriture. Et on se les faisait voler. Les nouveaux arrivés étaient tous affectés aux travaux les plus durs : transports à dos d’homme et terrassement. Nous étions supposés costauds. Le travail était toujours mené à coups de trique, schneller, schneller, plus vite, plus vite hurlaient les Kapos, ces criminels de droit commun qui voulaient plaire aux SS et aux contremaîtres allemands. La ration alimentaire était inférieure à la moitié du nécessaire ; et les gens ont commencé à maigrir et ceux qui avaient les plus gros besoins en calories à mourir. D’ailleurs, il y avait des morts partout dans le camp et, comme il n’y avait personne pour leur fermer les yeux comme dans une famille, ils vous regardaient fixement. Un jour que je creusais un fossé, j’ai remarqué un déporté qui s’adressait aux nouveaux arrivants. Et bientôt Alfred m’a aussi abordé. Il m’a dit : » D’après ton numéro, tu viens de France et tu as connu l’oppression nazie ; n’as-tu rien fait contre ? ». Alors je lui ai répondu que j’avais résisté avec le PC, fait ceci, cela, été cadré à telle date etc. « Viens donc me voir ce soir à mon block » m’a-t-il dit. Et ce soir là, en marchant de long en large, il m’a tout appris sur les camps. Il m’a d’abord dit que le camp de Birkenau où nous étions arrivés était une usine d’extermination où des centaines de milliers de gens avaient été gazés et leurs corps brûlés. Lui, je l’ai cru : ils était arrivé au camp un an avant moi et, quand le vent soufflait du mauvais côté, on sentait l’odeur de chair brûlée qui venait de Birkenau. Il m’a aussi dit que les camps de 1944 étaient des « maisons de repos » à côté de ce qu’ils étaient 1 an seulement auparavant. Par exemple, en 1943, les SS faisaient des cartons sur les détenus et les kommandos ramenaient tous les jours des dizaines de cadavres qui devaient être présentés à l’appel du soir. Il m’a aussi dit qu’il était communiste et qu’il existait une organisation de résistance clandestine dans le camp, créée à grands risques par les antifascistes allemands internés dès 1934, et à laquelle les résistants d’autres nationalités s’étaient joints au cours du temps. L’organisation utilisait tous les moyens pour s’opposer aux plans des SS ; elle avait le contact avec la résistance polonaise grâce aux déportés qui travaillaient à l’usine au contact des ouvriers polonais. Elle avait implanté des camarades dans différents services du camp, par exemple ceux qui géraient le travail ou les cuisines. Comme j’avais lutté contre les nazis, je pouvais devenir membre de l’organisation, mais à quelques conditions : on exigeait de moi que je ne devienne pas, comme trop de déportés, une loque humaine, le rat ou l’insecte nuisible que les Allemands voyaient en nous. Je devais d’abord rester propre physiquement (malgré l’eau froide, l’absence de savon et de linge propre) et moralement (pas de trafic avec les kapos sous aucun prétexte). Ensuite, on me demandait de ne donner foi qu’aux nouvelles de la guerre transmises par l’organisation qui avait le contact avec des radios de la résistance polonaise qui écoutaient la BBC et la radio soviétique. En effet, les rumeurs les plus folles et les plus optimistes circulaient dans le camp ; mais, quand elles s’avéraient fausses, le moral des déportés s’effondrait. Je ne devais pas parler constamment de nourriture mais, au contraire, exhorter les autres déportés à rester des hommes en discutant, malgré la faim, d’autres sujets que de recettes de cuisine. Enfin, je devais pousser les prisonniers de guerre anglais d’un camp voisin à travailler le moins possible à l’usine. Et j’ai rempli mes engagements le mieux possible avec fierté : je n’étais plus seul, mais solidaire d’une communauté qui résistait aux nazis. C’était un soutien et une raison de vivre inestimables. Bien sûr, les SS ne voyaient rien de cette « tenue » : ce que l’on me demandait c’était de rester respectable à mes propres yeux et à ceux de l’organisation. Quelques semaines plus tard, l’organisation m’a fait muter dans un kommando de « serruriers » qui travaillait à l’usine, à l’abri des intempéries et du froid. Ce travail ne demandait pas d’effort physique. Il faut que vous réalisiez que cela signifiait que quelqu’un d’autre a été envoyé à ma place aux durs travaux. À 5 ou 6 reprises, l’organisation m’a aussi procuré un bol de soupe supplémentaire. Et il n’y a pas longtemps que je sais d’où provenaient ces rations : c’étaient celles des déportés morts à l’hôpital dans la journée. Un soir, j’en ai offert une à mon père qui m’a regardé d’un air furieux : il pensait que je m’étais déshonoré pour ce bol de soupe. Alors, je lui ai tout dit : que j’étais membre du PC en France, que j’avais retrouvé la résistance dans le camp, que j’étais fier d’avoir résisté à l’occupant. Alors, mon père a accepté de manger la soupe que je lui offrais. J’ai revu mon père une autre fois : il avait énormément maigri mais il était rayonnant : il y avait eu une « sélection » dans son block ; il avait été jugé inapte au travail et on lui avait dit qu’il partirait dans une « maison de repos ». Mais je savais bien qu’il n’y avait pas de maison de repos dans cet enfer de la mort industrielle et qu’on l’enverrait à la chambre à gaz. Mais, bien sûr, je ne lui ai rien dit, je me suis réjoui avec lui ; mais je savais que je ne le reverrais jamais. Et je ne l’ai jamais revu. Il n’avait que 50 ans. C’était un travailleur et un honnête homme. J’ai tenu à garder son nom après la guerre alors que j’aurais facilement pu obtenir du Conseil d’État de m’appeler Dupont. Fin 1944, l’armée allemande avait besoin de soldats. Les nazis ont alors proposé aux 13 antifascistes allemands qui restaient de les libérer pour six mois s’ils acceptaient de s’engager dans la Wehrmacht. Ils avaient tous plus de 10 ans de camp derrière eux ; mais un seul a plié. Et deux événements heureux se sont enfin produits : d’abord, les Américains ont bombardé l’usine. Vous ne pouvez pas imaginer notre joie de les voir voler, si nombreux, en formation : nous avions des alliés contre les nazis et on les voyait combattre ; mais nous étions sous les bombes, car les Allemands nous interdisaient leurs abris…. Et puis on a commencé à entendre les canons soviétiques. Alors les SS sont devenus hystériques ayant reçu l’ordre d’évacuer tous les camps de Pologne. Le 18 janvier 1945, en plein hiver, ils nous ont lancés sur la route enneigée, encadrés par des soldats avec des chiens. Nous étions en pyjama et il faisait -15. Tous ceux qui ne pouvaient pas suivre étaient abattus sur place. Et ce n’est pas pour rien que ces marches ont été appelées par les historiens « marches de la mort ». Mais, au cours de cette marche, 8 camarades, dont Alfred, se sont évadés grâce aux contacts que l’organisation avait tissés avec la résistance polonaise. En 2 jours sans manger nous sommes arrivés dans un autre camp et nous avons été immédiatement embarqués, toujours à coups de trique, dans des wagons ouverts sans toit. On nous a distribué du pain qu’il a fallu distribuer équitablement. C’est ainsi que je sais que nous étions 135 dans un wagon à ridelles de la taille d’un 40 hommes ou 8 chevaux. Le voyage a duré 5 jours par -15 à -20 la nuit. Le pain digéré, les gens ont commencé à mourir et nous avons jeté leurs corps par dessus bord. On faisait fondre de la neige ou de petits stalactites pour s’humecter le gosier. Je me suis évanoui plusieurs fois, mais j’ai eu la chance que personne, mort ou vivant, ne me tombe dessus ; et, chaque fois, je me suis relevé. À l’arrivée à Dora-Buchenwald, nous restions 30 vivants sur 135. Je ne pouvais plus marcher et ce sont 2 jeunes savoyards qui m’ont soutenu pour passer le contrôle SS. Sans eux, j’aurais eu droit à une balle dans la nuque.Nous avons été admis à l’hôpital du camp dans un état de faiblesse inimaginable. Certains d’entre nous avaient atteint le stade où l’on n’a plus ni la force de manger, ni l’envie de vivre et où on se laisse mourir. Et beaucoup mouraient. Un jour quelqu’un est entré dans le block où j’étais : il cherchait un Steinberg. Je me suis fait connaître ; il m’a demandé si j’avais un frère. Alors, il m’a dit que Claude était mort d’épuisement quelques heures auparavant dans le block voisin. Mon frère Claude m’était très cher et il n’avait que 20 ans. Mais nous étions dans un tel état que je ne l’ai même pas pleuré. J’ai seulement réalisé que si je rentrais vivant, je serais le seul de la famille. Au bout de quelques jours, mon oreille gauche a commencé à suppurer : une otite. Le Docteur Girard, un déporté résistant français, m’a examiné et il m’a dit « tu es à moitié mort » ; heureusement, tout le monde, même les SS, sentait que la fin de la guerre approchait et que l’on risquait d’avoir des comptes à rendre ; on m’a opéré d’une mastoïdite. J’ai été endormi et pansé avec du papier et des sulfamides. Mais je ne suis pas sûr que j’aie jamais eu une mastoïdite. Il s’agit d’une opération grave, qui implique des soins beaucoup plus longs qu’une otite. Peut-être le Dr. Girard n’a-t-il diagnostiqué une mastoïdite que pour me sauver la vie : tant que j’étais à l’hôpital, je n’allais pas travailler dans le tunnel où les déportés assemblaient les fusées V2 et où, dans l’étatoù j’étais, j’aurais rapidement succombé. Je suis resté à l’hôpital jusqu’à la libération. En avril, les Américains sont arrivés ; ils ont été horrifiés parce qu’il y avait des cadavres partout. Ils ont été chercher en camions quelques centaines de notables de la ville voisine de Nordhausen pour leur montrer le joli travail de leurs petits amis nazis. Puis, ils leur ont enjoint de ramasser et d’empiler les cadavres. L’armée américaine a aussi réquisitionné des vivres de l’armée allemande, surtout des légumes secs et du lard.Beaucoup de survivants s’en sont goinfrés et en sont morts : nourriture trop riche après tant de mois ou d’années de privations. Je me suis sagement abstenu, mangeant seulement des quignons de pain sec. Puis les Américains ont cherché quelqu’un qui parlait anglais pour garder les réserves des cuisines : je me suis proposé. J’y ai trouvé des quantités de tubes de lait concentré sucré et je m’en suis nourri. Ce régime m’a sauvé la vie. Quelques jours plus tard ils nous ont rapatriés en avion. J’avais 23 ans et je pesais 35 kg, la moitié de mon poidsactuel. La première fois que j’ai pris le métro, les gens se levaient pour me faire asseoir. On possède la liste nominative des 76 000 personnes déportées de France comme « juives » de 1941 à 1944. Il y avait parmi eux 11 000 jeunes de moins de 17 ans et 9 700 personnes de plus de 60 ans. 43 500 ont été gazées dès leur arrivée car leurs noms ne figurent sur aucun des « livres d’entrée » des camps où l’on n’enregistrait que ceux jugés bons pour le travail forcé. 2 500 d’entre eux seulement, soit 3% , sont rentrés en 1945. Je suis l’undes quelques centaines qui restent aujourd’hui. © Jean-Louis Steinberg |
J-L Steinberg à Auschwitz
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